En Lombardie, une association transforme d’anciens domaines de la mafia en lieux d’éducation populaire. Depuis 10 ans, l’organisation alerte sur les impacts de la ‘Ndrangheta sur la société italienne en plaçant les jeunes générations au cœur de la lutte.

C’est une grande maison bourgeoise aux murs décrépis, camouflée au milieu des immeubles de Cisliano, en banlieue de Milan. Dans la bourgade de 4 000 habitants, rien ne laisse penser que la villa de deux étages a été l’une des places fortes du crime organisé en Lombardie. Ici, les principaux parrains de la région ont défilé pendant plus de 40 ans.
Mais ce matin, ce sont une cinquantaine de collégiens venus de Turin qui déambulent derrière les grilles oxydées de la bâtisse, désormais dénommée Libera Masseria. Dans la foule d’élèves, les mines sont graves, l’oreille attentive. Ils ralentissent devant une statue de la Vierge. « C’est à peu près tout ce que la mafia nous a laissé », indique, dans un soupir, Elena Simati, responsable de l‘association Una Casa Anche Per Te (UCAPTE).
Depuis 10 ans, la Liberia Masseria est devenue un musée à ciel ouvert pour documenter les crimes du système mafieux italien : la ‘Ndrangheta. Cette organisation criminelle est l’une des plus importantes et puissantes du monde. Présente dans plus de 40 pays, elle exerce notamment des activités de narcotrafic, de trafic d’êtres humains ou encore de racket.

Jusqu’au début des années 2010, Francesco Valle, l’un des principaux mafieux de Lombardie, y résidait. Au sous-sol de la résidence, une salle de torture était directement reliée à la chambre du mafieux par une porte dérobée. Mais depuis 2014, son domaine fait partie des 40 000 biens saisis à la mafia par la justice italienne, en vertu de la loi « anti-mafia », en place depuis 1992. Cette dernière vise à réprimer l’activité des organisations mafieuses en ciblant leur patrimoine.
Le départ du parrain local ne s’est toutefois pas fait sans mal. Plus de « 500 000 euros de dégâts » ont été laissés en héritage. « Ils n’ont pas hésité à inonder les appartements et à piller tout ce qu’ils pouvaient », indique Elena Simati.
17 000 jeunes sensibilisés à la lutte contre la mafia
Une politique de la terre brûlée pratiquée par les parrains et leurs associés, qui n’a pas empêché cette énergique Milanaise de former plus de 17 000 jeunes Italiens à la lutte contre la mafia. Ici, les cours de droit sur les peines encourues par les mafieux succèdent à un large panorama des activités criminelles. La torture, les crimes et les enlèvements sont notamment évoqués.
« Les élèves doivent comprendre à quel point les activités mafieuses sont illégales et dangereuses pour notre société », rappelle-t-elle. « C’est important aussi d’insister sur les confiscations de biens, pour démontrer que notre justice agit vraiment contre la ‘Ndrangheta. »

Dans les pièces défraîchies de la villa, les condamnations des principaux membres du clan Valle ont été inscrites à la peinture sur les murs. Francesco Valle, 25 ans de réclusion criminelle. Angela Valle, 15 ans. Maria Valle, 7 ans. Sensation immédiate. « Cela fait réfléchir, je ne pensais pas que de tels mafieux vivaient près de chez moi », indique Federico, un élève, avant de s’interroger : « Comment la mafia a-t-elle pu camoufler ses activités ? » « Les gens savaient », répond Elena Simati.
« La ‘Ndrangheta n’existerait pas sans la complicité de ceux qui l’aident en gardant le silence. »
Elena Simati, responsable de l’UCAPTE
Informer la jeunesse : voilà exactement la mission de l’UCAPTE. « L’éducation est notre plus belle arme contre la mafia », se félicite Elena Simati. « Sans nos actions, le vrai risque, c’est de la voir continuer à prospérer. » Difficile de le vérifier concrètement cependant, bien que l’association y croit dur comme fer.
Un projet mis à mal par le gouvernement italien
Pourtant, la réutilisation à des fins sociales des biens confisqués à la mafia est de plus en plus mise à mal, selon les membres de l’association. « Depuis l’arrivée de Giorgia Meloni (N.D.L.R, Présidente de Fratelli d’Italia, un parti d’extrême droite) au pouvoir, c’est difficile », admet Elena Simati. « On ne bénéficie pas du tout du soutien du gouvernement. Les liquidités confisquées à la mafia sont censées nous permettre de nous autofinancer. Mais l’administration met énormément de temps avant de nous les allouer. »
Depuis 2022, plusieurs lois anti-mafia ont en effet été édulcorées par le gouvernement de Giorgia Meloni. Des décisions politiques qui remettent en question l’efficacité de la saisie de leurs biens.

Un manque de soutien qui s’additionne à un programme éducatif encore très lacunaire sur la sensibilisation à la mafia. « Cette question est laissée à l’appréciation des professeurs, qui sont libres de la traiter ou non, résume Elena Simati. Le problème, c’est que cela demande du temps et de l’argent, un luxe que tous les établissements n’ont pas. »
Une situation confirmée par Bruna Gherner, enseignante à Turin. « C’est un sujet sur lequel nous sommes forcés de nous battre », reconnaît cette quarantenaire. « Dans mon établissement, j’essaie d’imposer cette sensibilisation, que je considère primordiale. Mais ce n’est vraiment pas le cas partout. »
Une mémoire de la mafia
Pour pallier le manque d’initiative des établissements scolaires, l’UCAPTE a choisi d’organiser de longs séjours citoyens ouverts à tous dans un second domaine : la Tenuta Liberata. Dans cette ancienne ferme de 40 hectares, confisquée à une famille proche du clan Valle, la semaine de sensibilisation aux dangers de la mafia est facturée 160 euros par personne. Une somme « essentielle à l’association », selon Eleonore Ferrari, bras droit d’Elena Simati. « Sans elle, il serait impossible de payer nos salariés qui dispensent nos formations, ni d’entretenir matériellement les lieux. »
Ici, en effet, pas de murs décrépis ou de statues volées. Les anciens propriétaires avaient le goût du luxe. « Cela choque souvent les élèves déjà passés par la Libera Masseria », note Eleonore Ferrari. Du marbre vénitien recouvre les murs intérieurs des bâtiments. Un spa, une grande piscine et un court de tennis surplombent les bâtiments agricoles.

Dans un ancien bâtiment d’élevage de lapins, de grands draps ont été accrochés au plafond. Les visages de victimes locales de la mafia y ont été dessinés, en assemblant des morceaux de journaux. Sur un mur, les crimes commis par la famille Valle sont décrits minutieusement sur une centaine de lettres manuscrites. « La jeunesse ne doit pas oublier le danger que représente la ‘Ndrangheta », remarque Elia de Vecchi, un volontaire de la Tenuta Liberata.
Dans l’ombre, une mafia toujours présente
Dans la région, l’organisation mafieuse, bien que plus silencieuse, n’est en effet pas vraiment partie. La Lombardie, bien qu’éloignée du berceau sicilien historique de la ‘Ndrangheta, est la troisième région d’Italie comptant le plus de biens saisis à la mafia, selon les chiffres du gouvernement.

Que cela soit à la Libera Masseria ou à la Tenuta Liberata, les signes de sa présence sont encore visibles. « Ils nous demandent régulièrement de leur restituer des œuvres d’art », rapporte Eleonore Ferrari. Depuis 2014, et la saisie de la Libera Masseria, plusieurs actes de vandalisme ont été perpétrés par la mafia, selon l’association. Des tuiles du toit ont notamment disparu, et un portail a été arraché. « Cela se calme un peu depuis quelque temps », reconnaît Elena Simati.
La situation reste toutefois tendue. Lors de notre passage sur les deux domaines, plusieurs SUV aux vitres teintées ont ralenti devant les portails d’entrée. Elena Simati confie se sentir épiée lorsqu’elle sort des deux anciennes bâtisses mafieuses. « Certains voisins me dévisagent. » Même après le départ de la ‘Ndrangheta, la loi du silence continue de s’exercer. Beaucoup d’entre eux étaient déjà là du temps de la mafia
Pas de quoi la décourager pour autant. Devant les deux domaines, un drapeau blanc et bleu flotte fièrement dans le ciel. Huit lettres y sont inscrites : Liberata. Liberté. Un dernier pied de nez à la ‘Ndrangheta.