Depuis plus de quarante-cinq ans, la coopérative sociale et solidaire de la Cascina Biblioteca, située dans la périphérie est de Milan, accompagne des publics vulnérables. Un exemple d’initiative inclusive dans une ferme typique du chef-lieu lombard (« cascina » en italien).
Sous le soleil matinal de Lombardie, à moins de dix kilomètres du centre de Milan, les champs de la coopérative sociale et solidaire de la Cascina Biblioteca ont des allures de ruches bourdonnantes. Sweat noir, jean gris, Mohamed est affairé depuis 8h30 ce mardi 25 mars, dans l’une des serres du domaine. « Aujourd’hui, ça serait bien que je plante une centaine de laitues », détaille cet employé sierra-léonais de 26 ans, arrivé en Italie en 2018.
À quelques mètres de là, entre le chant printanier des oiseaux, le hennissement des chevaux et le brouhaha d’une autoroute, une petite dizaine d’autres employés, également en situation d’exil, porteurs de handicap et de troubles psychiques, s’active en plein air, dans les rangs d’oignons. Une scène on-ne-peut-plus banale, dans cette ferme typiquement lombarde (cascina en italien). Fondée au XIIIe siècle, la propriété appartenant à la municipalité de Milan se consacre depuis plus de quatre décennies à l’inclusion de publics vulnérables.
« Ailleurs, ce n’est pas sûr qu’elles trouvent de l’inclusion »
« Notre coopérative est née en 2013, de la fusion de plusieurs coopératives qui préexistaient déjà, ici à la cascina », explique Thomas Giglio, responsable des projets d’insertion, en balayant d’un long regard les bâtiments jaunes de la ferme organisés autour d’une cour centrale.
Pull rouge, barbe grisonnante, ce quinquagénaire est arrivé ici en 1995. À la cascina, il est connu comme le loup blanc. Entre les nombreuses et chaleureuses salutations des occupants du lieu, Thomas Giglio poursuit ses explications.
« On fournit des services sociaux et de santé aux adultes en situation de handicap avec, entre autres, un centre d’accueil de jour, des appartements adaptés. Nous employons aussi des publics fragiles, c’est-à-dire porteurs d’un handicap physique ou psychique, des étrangers en situation régulière, des toxicomanes ou encore des détenus. On les recrute dans nos projets d’agriculture sociale, d’aménagements paysagers, ou encore dans notre bar. »
Au total, plusieurs centaines de personnes se rendent chaque jour à la cascina. Une cinquantaine est employée dans les projets d’insertion, la plupart en situation de handicap. Elles sont engagées à temps complet (39h) ou à temps partiel. « Les premiers gagnent environ 1 500 euros par mois, les seconds environ 850 », détaille le responsable. Mais alors, qu’est-ce qui distingue cette coopérative des entreprises classiques ?
« Nous avons une approche à 360 degrés, insiste Thomas Giglio. Nous les aidons à surmonter leurs différents problèmes [qu’ils soient sanitaires, sociaux ou administratifs]. » Et d’estimer : « En Italie, il y a bien des quotas pour employer les personnes en situation de handicap dans les entreprises. D’accord, elles peuvent peut-être trouver un job, avoir un salaire… Mais ce n’est pas sûr qu’elles trouvent de l’inclusion. »
Une approche centrée sur la personne
Nicola Marton Horvath, le chef de la « team agriculture sociale » nous rejoint à vive allure. Ce grand et dynamique gaillard de 40 ans se souvient : « Quand je suis arrivé à la cascina, j’avais en tête de produire… Produire. Mais le cœur du projet ce n’est pas la productivité, mais d’être avec les personnes, leur apprendre, les accompagner… » « Ça demande vraiment beaucoup de patience ! » , ajoute-t-il dans un petit rire.
Une approche centrée sur la personne, qui prend racine avec l’Association nationale des familles de personnes handicapées intellectuelles et/ou relationnelles (Anffas), née dans les années 1950. Son objectif ? Défendre les droits des personnes avec une déficience intellectuelle et des troubles psychiatriques associés. Toujours active, cette association est un peu comme la « mère » de la coopérative.
« La cascina a été louée par l’Anffas dès la fin des années 1970 », raconte Thomas Giglio en montrant quelques photos d’archives. Et ce n’est certainement pas un hasard du calendrier si elle prend ses quartiers à la cascina à cette époque.
En 1978, la loi 180, aussi appelée « loi Basaglia », marque en effet un tournant dans l’histoire de la psychiatrie italienne. Aboutissement du long combat mené par le psychiatre Franco Basaglia, ce texte conduit à la fermeture progressive des hôpitaux psychiatriques et à la mise en place d’une approche communautaire des soins en santé mentale.
« L’idée était de permettre à ces personnes marginalisées de développer leur autonomie en ne restant pas enfermées et en faisant quelque chose de significatif de leur vie », insiste Thomas Giglio. « À l’époque, à la Cascina, on leur proposait principalement des activités de loisirs et éducatives. On leur confiait aussi des tâches d’entretien des espaces verts et de soins aux chevaux. »
« Ici, j’ai trouvé une famille »
Depuis les premières heures de l’Anffas, bien des projets se sont enchaînés à la Cascina Biblioteca, et « des milliers de personnes » en ont franchi le seuil. Certaines pour quelques mois, d’autres, pour plusieurs années. Parmi elles, il y a donc Mohamed, croisé plus tôt dans la serre de la coopérative.
L’ouvrier agricole s’accorde enfin une petite pause. Arrivé ici depuis un peu plus de cinq ans, il est déjà passé par le centre milanais de rétention Via Corelli, réputé et dénoncé à maintes reprises pour ses conditions d’accueil désastreuses. À rebours des témoignages d’immigrés exploités dans le secteur agricole italien, Mohamed, lui, est satisfait.
« D’abord, j’aime être à la cascina parce que je suis entouré de nature et d’animaux. Et puis j’ai tant appris dans cet endroit, commente-t-il d’une voix posée. J’avais été à l’école jusqu’à mes quinze ans. Ici, c’est mon premier emploi et je me sens respecté. On m’aide quand j’ai des soucis, à faire mes papiers par exemple. À la cascina on est un peu comme une bande, vous voyez ? »
Casquette et manteau bleu, Festus, un ouvrier agricole nigérian de 43 ans, lui emboîte le pas : « Ici j’ai trouvé une famille. » Ce père de quatre enfants restés au pays a été orienté à la cascina à la suite de graves problèmes de santé. Lui voudrait faire venir sa famille en Italie et se voit travailler à la ferme encore un bon bout de temps. Un sourire illumine son visage : « En fait, j’aimerais bien travailler à la cascina jusqu’à ma retraite. »
« Oui vous verrez bien une nouvelle cascina ! »
De l’autre côté du domaine, Claudia s’active derrière les fourneaux du bar de la coopérative : un wagon des années 1920, reconverti en petite brasserie il y a quelques années. À 43 ans, la responsable de la petite cuisine est arrivée à la cascina il y a déjà quatre ans. La brune aux cheveux courts fait face à des problèmes de santé physique et de santé mentale.
Ce jour-là, Claudia s’apprête à cuire une pizza et à préparer un gâteau au chocolat. « Je suis vraiment contente de travailler dans ce bar », se réjouit celle qui a déjà oeuvré dans la restauration. Qu’a-t-elle trouvé ici, introuvable ailleurs ? Claudia marque un silence. Le regard perçant, la voix chargée d’émotions, sa réponse en anglais est concise : « Love. »
« Ici, c’est mon premier emploi et je me sens respecté. On m’aide quand j’ai des soucis, à faire mes papiers par exemple. À la Cascina on est un peu comme une bande, vous voyez ? »
Mohamed, ouvrier agricole à la Cascina
Des récits de résilience et de renaissance, qui devraient se renouveler dans les prochaines années. « La municipalité de Milan nous a récemment cédé la Cascina San Gregorio Vecchio, juste en face de la cascina, pour un bail de quarante-cinq ans », annonce Thomas Giglio, en nous ouvrant fièrement le portail de cet ancien hôpital pour lépreux, jadis transformé en corps de ferme.
Une bonne nouvelle pour la coopérative, qui espère bien agrandir ses activités. Et Thomas Giglio de promettre : « Si vous revenez ici dans 10 ans, oui vous verrez bien une nouvelle cascina ! »