Mai 2024. 1 500 néonazis venus de toute l’Europe défilent à Milan, bras tendus, pour commémorer la mort de l’un des leurs. Les images rappellent au monde entier que le fascisme est né ici, en Italie. Face à la pression de l’extrême droite, les « antifas » s’organisent. Le Lombard vous embarque dans un de leurs bastions.

Dans ce quartier populaire du sud de Milan, il suffit de suivre la musique punk pour atteindre la zone autonome de Milan Sud (ZAM). Ironie de l’histoire, ce bâtiment est un ancien commissariat de police. Il détonne au milieu d’une série d’immeubles d’habitation, tous uniformes. Devant les grilles recouvertes de vélos, flotte un drapeau rouge et noir : celui de l’antifascisme. C’est là que la résistance à la montée de l’extrême droite s’organise.
Des lieux comme celui-ci, Milan en compte trois. Ce sont des vestiges historiques des mouvements de gauche du nord de l’Italie. Les premiers dataient des années 1970. Jusque-là tolérés par les autorités, ils sont aujourd’hui menacés par une loi proposée fin 2024 par le gouvernement de Giorgia Meloni (extrême droite). Celle-ci facilite leur expulsion et criminalise les occupants, qui risquent la prison.
À l’intérieur de la ZAM, des jeunes jouent au baby-foot, d’autres discutent sur un canapé. Un homme plus âgé, à la silhouette imposante, travaille. Ce soir, Alessandro* est arrivé tôt : comme chaque lundi, c’est le jour de l’assemblée générale. À presque 38 ans, il ne décroche pas le regard de son ordinateur et profite d’un peu de temps avant la réunion pour préparer la communication des prochains événements. Il y a quatorze ans, c’est lui qui a créé ce « centre social » autogéré. Il y passe encore beaucoup de temps.

« Pour l’instant on est là, et on espère y rester longtemps, mais on peut être expulsés à tout moment. Après, je pense que la mairie préfère rester en bons termes avec nous, parce qu’on a beaucoup d’influence dans le quartier », se rassure Alessandro sans plus de précisions.
Dans cette périphérie de Milan, tout semble loin. La première supérette est à 15 minutes de marche, et rejoindre le centre-ville prend 45 minutes en transports. « On est une organisation antifasciste, mais les gens viennent aussi faire du sport ou assister aux concerts de groupes engagés », explique-t-il. Les jeunes du quartier, comme ceux d’ailleurs, y sont accueillis gratuitement, et ce, sans aucun financement municipal. « C’est sûrement pour ça aussi qu’on est toujours là », ajoute le militant.
Antifascisme et anticapitalisme
Ce soir, il n’y aura ni sport ni concert. L’assemblée politique de la ZAM va débuter. Peu à peu, la salle se remplit. Vittorio, 67 ans, menuisier à la retraite, présente brièvement ses camarades de lutte.

D’abord Giulia, une jeune femme blonde : « Elle a fait des études de géologie. Elle est surdiplômée, mais ne trouve pas de travail correspondant. Pour en vivre, elle devrait quitter l’Italie, mais elle refuse. Alors elle enchaîne les boulots alimentaires », confie-t-il, écœuré.
« On a banni le fascisme de la Constitution, mais on tolère des manifs nazies, protégées par la police ! »
Vittorio
Puis, il parle de lui. Surnommé affectueusement Vitto, il a grandi dans le quartier et a très vite rejoint les jeunesses communistes. « On avait une conscience de classe, nous ! Aujourd’hui, les jeunes s’en fichent ou sont à droite. Le parti communiste n’existe plus. Et moi, je suis passé à la Démocratie prolétarienne (NDLR : une formation politique d’extrême gauche). De toutes façons, il n’y a que ces jeunes-là qui continuent à manifester », lance-t-il désabusé. Au-dessus de lui, trône un immense portrait de Che Guevara.
Autour de la table, une trentaine de personnes de tous âges arborent des pull-overs « groupe antifasciste Milan sud ». Les plus jeunes n’ont jamais adhéré à la politique dans sa forme officielle. Ils la trouvent corrompue.

Les plus vieux sont des déçus de la gauche traditionnelle. Désormais, ils se sentent mieux ici. « Les lois fascistes que la droite vote aujourd’hui, ce sont des idées de la gauche. Le problème, au-delà du gouvernement, c’est le système. On a banni le fascisme de la Constitution, mais on tolère des manifs nazies, protégées par la police ! », s’insurge Vitto.
Le rejet de l’État et de son bras armé est le propre des « antagonistes », comme ils sont surnommés en Italie. Pour eux, seule l’opposition au capitalisme permettra de changer la société. « À mal extrême, remède extrême. Le nôtre, c’est la Révolution », conclut Vitto, dans un français impeccable, légèrement teinté d’accent italien.
Une action coordonnée à l’international
Malgré leur refus de l’ordre établi, leur organisation est structurée, localement comme à plus grande échelle. Ils sont internationalistes. « Je suis allé plusieurs fois en France pour participer à des mobilisations : Nuit debout, les Gilets jaunes, Notre-Dame-des-Landes… Et les antifas d’ailleurs viennent aussi ici quand on a besoin », raconte Alessandro. Sur les murs du centre, des autocollants affichent les noms de collectifs venus de toute l’Europe : Florence, Lyon, Berlin…

La salle est presque pleine. Avant que ça ne commence, Alessandro sort fumer une dernière cigarette. D’autres restent derrière un rideau de plastique. « On a décidé ensemble que pendant l’assemblée, on fume dehors. C’est ça, la démocratie », sourit-il.
À 20 h 30, les discussions démarrent. Silence total. Chacun écoute religieusement les interventions, sans se couper la parole. Un militant énonce les sujets du jour. Ils reviennent d’abord sur les trois jours de commémoration de « Dax », militant tué par un néonazi en 2003.

Abandonner la violence
Ce soir, la colère gronde contre trois militants qui ont provoqué des dégâts en marge de la manifestation. « À quoi bon se casser la tête à organiser tout ça si c’est pour qu’ils fassent n’importe quoi ? », s’emporte l’un d’eux.
Le doyen de l’assemblée, jusque-là silencieux, prend la parole. Avec sa longue chevelure blanche, il a des airs de hippie. « Je conduisais le camion en tête de cortège, devant la ligne de flics. J’aurais pu leur rouler dessus. Sans problème. » Des rires rompent le silence. « Mais je ne l’ai pas fait. Parce qu’on réfléchit, qu’on discute. Nous ! » L’audience acquiesce.
Un discours bien loin de celui des fameuses « Brigades rouges », organisation d’ultra gauche italienne des années 1970, qualifiées par Massimiliano de « vieux groupe terroriste ». « On n’a pas les mêmes méthodes. Nous, on veut dialoguer. Même eux ont décidé de mettre fin à tout ça dans les années 1980 ». La réunion se prolonge jusqu’à une heure du matin. Le compte rendu est envoyé aux deux autres centres sociaux dans la nuit pour coordonner les prochaines actions.
Agir concrètement pour la société
Le lendemain, l’heure n’est plus aux grandes discussions politiques. Dès 20h, les antifas se retrouvent après leur journée de travail. Un escalier couvert de tags mène à une salle de sport improvisée au sous-sol : un ring de boxe d’un côté, un mur d’escalade de l’autre. Les prises sont dépareillées, les voies artisanales, mais entretenues chaque semaine par des bénévoles.

Les nouveaux sont tout de suite accueillis. On leur prête des chaussons, on les guide. « Moi, je viens pour l’ambiance et les discussions », confie Salvatore, ingénieur dans la défense.
Unis malgré les divergences
À l’écart, il avoue s’éloigner des « antagonistes » : « Parfois ils sont trop radicaux pour moi. Mais je soutiens ce lieu. Je pourrais aller dans une salle d’escalade conventionnelle, mais je préfère donner ici, pour entretenir un espace ouvert à tous ». Avant de partir, il glisse un billet dans une boîte prévue pour recevoir les dons. Peut-être servira-t-il à acheter un nouveau tapis matelassé ? Ce sera décidé à la prochaine assemblée dédiée aux sports.
À 23h30, à l’heure de quitter les lieux, Adréa, le référent du jour, se confie : « Tout le monde n’est pas d’accord, mais pour moi, c’est ça l’antifascisme. Ici, on est loin des grands idéaux : on construit, concrètement, un bien commun ensemble ».
* à la demande des personnes interrogées tous les prénoms ont été modifiés.