Au pouvoir depuis 2022, la Première ministre d’extrême-droite Giorgia Meloni multiplie les décisions politiques régulièrement dénoncées comme homophobes. Dans l’attente d’un jugement de la Cour de cassation qui pourrait faire jurisprudence, des couples de mères de Milan se battent pour faire reconnaître leurs droits à la parentalité.

« On nous a considéré comme des familles de deuxième catégorie ». Assise dans le canapé de son appartement milanais, Marianna, une Française de 37 ans, ne cache pas son agacement.
De la poussette dans l’entrée, aux jouets éparpillés sur le carrelage en passant par les couches près de la table à manger, rien, chez elle, ne dénote pourtant de l’univers d’un foyer lambda. Au mur, quelques clichés de son mariage avec Eleonora, sa compagne italienne de 35 ans, de sa grossesse ou des premiers mois de la petite Emma. Mais ce que ces cadres ne disent pas, c’est qu’ils ont été installés à la hâte, dans la crainte d’une nouvelle visite des services sociaux.
Car pour en arriver là, les deux femmes ont dû soulever des montagnes. La raison ? La guerre sans merci que Giorgia Meloni, Première ministre d’Italie, mène contre les familles homoparentales depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2022. Protéger la « famille naturelle » des « lobbys LGBT », est devenu le cheval de bataille de la présidente de Fratelli d’Italia.
DES DIZAINES D’ACTES DE NAISSANCE ANNULÉS
Les droits des couples homosexuels italiens en matière de famille étaient déjà limités avant même son arrivée au pouvoir : impossible de se marier, d’avoir recours à la procréation médicalement assistée (PMA) en Italie ou d’adopter un enfant. Par ailleurs, les discriminations contre les personnes LGBT étaient – et demeurent – quasiment absentes de la loi.
Mais l’accession au pouvoir de l’extrême-droite a aggravé la situation. Depuis mars 2023, il est également interdit de retranscrire en droit italien les actes de naissance d’enfants nés à l’étranger d’un couple de femmes ayant eu recours à la PMA. Des dizaines d’enregistrements officiels sont même annulés un peu partout en Italie et des enfants voient disparaître l’une de leurs deux mères de leurs documents de filiation.
L’histoire se jouant parfois à quelques heures, Elena et Carolina ont été parmi les premières concernées par cette mesure. Leur fille, Luna, est née le 2 janvier 2023. À l’époque, elles parviennent à enregistrer sans peine leurs deux noms sur l’état civil de leur bébé. « Nous étions presque surprises que ce soit si facile », ironisent-elles aujourd’hui. Sauf que la circulaire entrée en vigueur après coup a concerné tous les enfants nés après le 1er janvier de cette année-là…
« Du jour au lendemain, je ne suis plus la mère de ma fille »
Carolina
Deux mois plus tard, d’un coup de crayon, la mairie de Milan supprime finalement Carolina de l’état civil de Luna. « Du jour au lendemain, je ne suis plus la mère de ma fille », résume celle qui est pourtant génétiquement liée à sa fille – son ovule ayant été implanté chez Elena. De nombreuses autres familles subiront le même sort : le tribunal de Padoue, en Vénétie, a annulé les actes de naissance de 43 enfants de couples homoparentaux. Comme pour les « effacer », se désole Marianna.
« CETTE ADOPTION EN ELLE-MÊME EST UNE DISCRIMINATION »
Eleonora et elle refusent d’avoir cette « épée de Damoclès » au-dessus de la tête. Alors que la nuit tombe sur leur quartier tranquille de Milan – tenu secret pour leur sécurité, Eleonora prépare la routine du soir d’Emma : lecture, jeux, dîner, puis brossage de dents et dodo. L’occasion pour Marianna de faire le point sur les dernières années de leur vie de famille.
Lorsqu’elles partent en Espagne pour réaliser une procréation médicalement assistée (PMA), elles le savent : le parcours sera « long et compliqué ». Et cela commence par le porte-monnaie : les deux femmes ont dû débourser plus de 25 000 €. « Par chance », comme elle aime le rappeler, elle tombe enceinte lors de la deuxième fécondation in vitro (FIV) et Emma voit le jour en novembre 2023 dans une clinique milanaise, plusieurs mois après l’entrée en vigueur de la fameuse circulaire.
« On est déjà ses parents à la base, ce n’est pas fait pour nous, ce n’est pas juste qu’on doive passer par-là »
Marianna
Le couple décide, d’emblée, de demander une « adoption de beaux-enfants ». Une procédure habituellement réservée aux cas exceptionnels – lorsqu’un parent célibataire ou veuf rencontre quelqu’un, par exemple. « On est déjà ses parents à la base, ce n’est pas fait pour nous, ce n’est pas juste qu’on doive passer par-là », s’émeut Marianna.
UN PROCESSUS « ABSURDE » ET « TRÈS VIOLENT »
« Cette adoption en elle-même est une discrimination », confirme Manuel Girola, avocat spécialisé dans la défense des droits LGBT. Les couples « doivent aller devant le juge, débourser de l’argent et attendre plusieurs années ». S’enchaînent ensuite les convocations à la gendarmerie, « six ou sept » visites des services sociaux, et les rendez-vous chez la psychologue. Un processus « absurde », « ridicule », mais surtout « très violent », se rappelle Marianna.
Les deux femmes n’ont cependant pas vraiment le choix. Sans la reconnaissance officielle de son statut de mère, Eleonora n’a aucun droit sur leur enfant. Elle n’a par exemple pas eu le droit de passer la toute première nuit avec sa fille à l’hôpital, alors que Marianna était isolée en soins intensifs après une césarienne d’urgence. Pas de congés maternité, non plus. Si elles n’avaient pas été entourées de gens bienveillants, Marianna aurait dû multiplier les « procurations » et autres « déclarations sur l’honneur » pour autoriser sa femme à emmener leur fille à l’hôpital, la récupérer à la crèche et même pour l’emmener à la piscine.
Heureusement, le quotidien s’organise naturellement, sans ces lourdeurs administratives. Pour Eleonora, Marianna et Emma, les assistantes sociales ont finalement dressé un bilan particulièrement enthousiaste. La sentence arrive quelques semaines plus tard : depuis le 3 février 2025, Eleonora est officiellement la mère d’Emma. « J’en ai pleuré toutes les larmes de mon corps », raconte Marianna, encore émue. Une joie qui semble partagée par la petite fille, qui babille et s’amuse au pied du canapé, petites voitures et micro multicolore en main.
« LES LOIS RACIALES FASCISTES », « SEUL CAS SIMILAIRE » EN ITALIE
Elena et Carolina, elles, sont encore en plein cœur de la bataille judiciaire. Accompagnées elles aussi de Manuel Girola, elles ont saisi la justice, avant de se retrouver devant le tribunal de Milan en avril 2024. Entre les murs de cet imposant bâtiment au style brutaliste et aux murs gris, se joue leur avenir. L’audience est « violente ». « C’était dur de voir que ces gens [le Ministère public et les représentants du gouvernement] nous traitaient comme des criminelles », se souvient Carolina, la gorge nouée.
La plaidoirie de leur conseil est forte. « Le seul cas similaire en Italie auparavant, c’était sous les lois raciales fascistes, lorsque les enfants juifs ou nés de parents juifs ne pouvaient pas être reconnus. En tout état de cause, l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer, et il doit avoir deux parents », martèle l’avocat devant la cour.
« Le seul cas similaire en Italie auparavant, c’était sous les lois raciales fascistes »
Manuel Girola, avocat spécialisé dans la défense des droits LGBT
Les magistrates, « trois femmes éclairées sur le sujet » selon les mots de l’avocat, leur donnent raison. Mais la Cour d’appel de Milan n’est pas du même avis : l’acte de naissance est finalement annulé quelques mois plus tard. Depuis, seule Elena est officiellement la mère de Luna. Le couple a donc, comme de nombreuses autres familles italiennes, saisi la Cour de cassation. Plusieurs dossiers d’enfants de Milan, mais aussi Padoue, Rome ou Lodi, ont été regroupés par la Cour suprême, qui doit désormais décider si, oui ou non, un enfant peut avoir deux mères inscrites sur son certificat de naissance. La plus haute juridiction italienne doit rendre une décision qui pourrait faire jurisprudence au cours du mois d’avril 2025.
« Il y a une prise de conscience progressive, espère Manuel Girola : les juges ne vivent pas dans une bulle, ils sont influencés par l’évolution de la société. Mais le chemin est encore long, il y a aussi une résistance culturelle et politique importante. » Et si la décision de la Cour suprême se révélait négative, le combat d’Elena et Carolina ne s’arrêterait pas, elles sont décidées à se lancer dans le processus d’adoption, comme Marianna et Eleonora quelques mois plus tôt. « Nous serons à nouveau une famille », affirment-elles.