À Crémone, capitale mondiale de la lutherie, les artisans font face à une compétition impitoyable, à côté de chez eux comme à l’autre bout du monde, et cherchent des solutions pour perpétuer leur savoir-faire unique.

Son nom résonne à travers le monde grâce à des légendes telles qu’Antonio Stradivari, créateur des très célèbres violons Stradivarius. À Crémone, une petite ville de 70 000 habitants dans le nord de l’Italie, les lutheries se succèdent, 190 ateliers sont installés. Il n’est pas rare d’y croiser des musiciens qui portent leur instrument sur le dos ou d’entendre quelques notes depuis les fenêtres entrouvertes.
Une tradition séculaire menacée
Depuis des siècles, Crémone est la référence internationale en termes de fabrication de violons. La ville attire des artisans du monde entier, qui viennent se former à l’École de lutherie créée en 1938. Elle apprend aux élèves à construire des violons selon la technique de fabrication traditionnelle de ces instruments, qui a été déclarée au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2012.
Bénédicte Friedmann, luthière française installée à Crémone depuis vingt ans, a suivi ce parcours. Après un master en musicologie à La Sorbonne, elle s’est formée dans la petite ville lombarde et y est restée. Elle y a passé quelques années à se faire la main dans un atelier en tant que salariée, puis elle a décidé d’ouvrir sa propre boutique en 2007. L’artisane, âgée de 50 ans, explique, assise derrière son établi en bois : « Etre luthière à Crémone, c’est pouvoir se consacrer à 100 % à la création d’instruments. Travailler ici, c’est une expérience unique, on bénéficie d’une émulation incroyable. »
Cependant, malgré une renommée internationale, la concurrence entre luthiers est féroce. On la constate autant au niveau local qu’à l’échelle internationale, en particulier en Chine, où les méthodes industrielles massives inondent le secteur, déjà fragilisé. « Notre marché, qui est un marché d’élite, s’est réduit », reconnaît Giorgio Grisales, président du Consortium des luthiers de Crémone qui nous reçoit dans son atelier. « Le secteur de la musique classique traverse des turbulences, et les orchestres se font plus rares. De plus, de nombreux grands violonistes préfèrent désormais acheter des instruments anciens du XVIIIe et XIXe siècles, souvent inaccessibles pour le commun des musiciens. », explique-t-il.

La Chine, un mastodonte sur le marché
Si la crise sanitaire du Covid-19 a fragilisé le marché en 2020, la principale menace demeure aujourd’hui la concurrence étrangère et particulièrement asiatique. La Chine est devenue le premier producteur mondial d’instruments à cordes.
« Ici, un violon se vend en moyenne entre 15 000 et 50 000 euros. Pour fabriquer un instrument, il faut au moins 300 heures. »
Bénédicte Friedmann, luthière
Ces instruments, fabriqués en série dans des usines avec des bois jeunes de mauvaise qualité, où plusieurs luthiers travaillent sur différentes parties de l’instrument, sont proposés à des prix défiant toute concurrence. « Pour 200 euros, vous pouvez obtenir un violon chinois avec un archet et un étui, détaille Bénédicte Friedmann, qui poursuit : ici, un violon se vend en moyenne entre 15 000 et 50 000 euros, nous utilisons les mêmes bois que les grands maîtres, l’érable ondé et l’épicéa. Pour fabriquer un instrument, il faut au moins 300 heures. » La recherche de commandes devient donc une quête permanente.
Avant, la Chine était spécialisée dans la fabrication de violons destinés aux débutants et ne faisait pas trop d’ombre au marché crémonais, qui s’adresse aux violonistes illustres, professionnels et passionnés. Mais aujourd’hui, le marché chinois se développe à grande vitesse et des luthiers proposant des instruments de maîtres commencent à se forger une réputation.
À la concurrence chinoise, s’ajoute la prolifération de la contrefaçon, comme le note le président du consortium, Giorgio Grisales : « Crémone est un point de référence important, car l’école crémonaise garantit des paramètres clairs : choix du bois, soin dans la réalisation. Ainsi un instrument tamponné ‘Made in Cremona’ se vend naturellement plus cher. Nos violons sont donc souvent falsifiés et vendus à des prix plus attractifs. En plus de tromper les acheteurs, cela nous prive de ventes. »
Diversifier son activité, une solution qui n’est pas toujours abordable

Dans ce contexte, certains luthiers ont tenté de diversifier leurs activités en se proposant désormais de la réparation, vente d’accessoires ou restauration. Des activités annexes qui les détournent de leur savoir-faire principal : la construction de violons.
Bénédicte Friedmann, par exemple, travaille seule comme de nombreux luthiers à Crémone. Son atelier mesure une vingtaine de mètres carrés, une petite bibliothèque suffit à stocker son bois, un pan de mur est consacré au stockage des outils. Sur son établi, un violon. Un seul. Pas de stocks. C’est l’instrument sur lequel elle travaille depuis 2 mois. « Si je ne finis pas de le construire, je ne peux pas le vendre, et je n’ai pas de rentrée d’argent. Faire de la réparation retarderait trop ma production », déclare celle pour qui chaque instrument est unique et chaque fabrication un défi créatif et technique.
En revanche, dans l’atelier de Giorgio Grisales, des têtes de violons pendent par dizaines, les luthiers travaillent côte à côte, il sont sept salariés à l’année, les murs sont recouverts d’outils, les étagères débordent de pots de vernis. Ici, nous avons affaire à de véritables businessmen : réparation, authentification, exportation à l’étranger. Andrea, fils de Giorgio Grisales et luthier lui-même, ne mâche pas ses mots : « Les Chinois ne sont que des adversaires supplémentaires sur un marché très concurrentiel, on ne doit pas les voir comme des ennemis, ni en être effrayés. À titre personnel, nous travaillons avec eux, on leur exporte nos instruments, ils aiment l’Italie et c’est très agréable de faire du business avec eux », explique l’homme de 28 ans.

Quand la concurrence vient aussi de ses voisins
Pour Andrea, la concurrence la plus stimulante ne se trouve pas à l’autre bout du monde, mais bien au coin de la rue. « En Chine, c’est du travail à la chaîne, sans unicité. On ne ressent pas l’âme du constructeur dans l’instrument, même si il est de très bonne qualité, c’est ce qui nous démarque d’eux. » Selon lui, un violoniste qui pense acheter à Crémone, ne pensera jamais à acheter du ‘Made in China’ et inversement. Au détour d’une cigarette fumée à l’entrée de la boutique, son père explique qu’ici les clients viennent séjourner une semaine ou dix jours dans la ville, font le tour de toutes les boutiques, essaient des violons par dizaines puis font un choix. « Vous comprendrez donc, que je me méfie plus de mon voisin que des Chinois », lâche-t-il en souriant.