Entre les années 1960 et 1990, la ville de Lecco, située à une cinquantaine de kilomètres de Milan, était sous l’emprise de Coco Trovato, l’un des chefs du clan de la ‘Ndrangheta. Trente ans plus tard, deux des lieux confisqués à la mafia sont devenus des espaces dynamiques et emblématiques de la ville.

Au menu de Fiore, un petit restaurant situé en plein cœur de la cité balnéaire de Lecco : soupe à la citrouille suivie de linguines aux artichauts. La spécialité de la maison, c’est la pizza, proposée sous toutes ses variantes et à des prix très abordables : entre 10 et 20 euros pour un plat. Mais la particularité de cet établissement ne réside pas dans sa carte… mais dans son histoire.
John, un Texan, est venu dîner ici sur les recommandations d’un de ses collègues. « Il paraît qu’il y a une histoire intéressante derrière, mais il ne m’a rien dit de plus », explique-t-il. Plusieurs détails auraient pu éveiller ses soupçons, notamment une plaque à l’entrée où l’on peut lire : « Ce restaurant est un lieu confisqué à la mafia. »

Ce restaurant fait partie d’une série de bâtiments lombards saisis par les autorités en vertu de la loi de 1992 contre les organisations criminelles. Cette législation permet de sanctionner leurs activités en confisquant leurs biens afin de les réhabiliter et de les confier à des structures sociales. En Lombardie, il en existe des dizaines, principalement situés dans la métropole milanaise.
Lecco occupe une place particulière dans cette histoire : la ville a longtemps été le fief de Franco Coco Trovato, parrain de la mafia locale dans les années 1980 et 1990. Il purge aujourd’hui une peine de prison à vie. À cette époque, ce criminel était l’un des membres les plus influents de la ‘Ndrangheta, l’une des organisations criminelles les plus puissantes au monde. Elle se livre encore aujourd’hui à des activités de trafic d’êtres humains, de racket et bien d’autres délits.
Le Wall Street, un haut lieu de la richesse de Lecco
Le Wall Street, ancien nom du Fiore, était sa base d’opérations. « On y décidait de meurtres, d’extorsions envers des entrepreneurs, de trafic de drogue », explique Albert, un homme qui a vécu à Lecco à cette époque et qui organise désormais des visites guidées pour les étudiants. Les policiers de l’époque estiment que Trovato a été directement impliqué dans une vingtaine d’assassinats.
Le Wall Street était donc un lieu connu de tous, où toute la richesse de la ville défilait. « On voyait des Ferrari, des Maserati et des Lamborghini. C’était un endroit où l’on ne voulait pas que vous mettiez les pieds », raconte-t-il à une dizaine d’étudiants lors d’un tour qu’il anime en plein service du soir.
Aller de l’avant tout en gardant l’histoire présente
La coopérative sociale La Fabbrica di Olina a repris le lieu des mains de la justice en 2015. En l’espace de deux ans, elle a réussi à entièrement reconstruire et repenser l’établissement. L’estrade, autrefois utilisée pour organiser des spectacles, a été transformée en salle pour les convives. L’accueil, la cuisine et le four à pizza ont été déplacés, tandis que le sous-sol a été aménagé en parking.
Tout n’a cependant pas disparu du passé du lieu. Pour en découvrir l’histoire complète, il faut assister à l’une des conférences ou visites organisées officiellement à Fiore.
Elisa Bergo, gérante du restaurant depuis 2022, en est la guide principale. Dans un anglais presque parfait, elle explique que les fondations du bâtiment sont restées intactes, donnant ainsi cette impression de labyrinthe, avec une entrée et plusieurs sorties.

En fin de visite, elle mène vers l’un des derniers vestiges de l’époque de Franco Coco Trovato : l’endroit précis où il a été arrêté. « Cela permet de rappeler le contraste entre l’opulence dans laquelle il a vécu et les circonstances de son arrestation », ajoute-t-elle.
D’autres commerces impliqués
Son emprise sur la région est considérable et ne se résume pas seulement à ces crimes. Selon Paolo Chiandotto et Gianfranco Frizzera, deux officiers à la retraite ayant participé à l’opération Wall Street – une intervention policière qui a conduit à l’arrestation de Franco Coco Trovato en octobre 1992 –, entre 40 et 60 commerces de la région étaient sous son contrôle.
L’un des commerces tenus à l’époque par le clan Trovato était le Restaurant – Pizzeria Del Giglio. Saisi par les autorités lors de l’opération Wall Street, l’établissement a été transformé en un centre dédié aux activités d’aide aux personnes âgées, tout en conservant son nom d’origine : Giglio.

L’homme à la moustache est notamment revenu sur le contexte de l’opération Wall Street. « Nous avons réussi, parce que nous avons travaillé en équipe, à obtenir une quantité d’informations et à établir un réseau de contacts entre les différents membres du groupe de Franco, ce qui aurait été difficile autrement », explique-t-il pendant son discours, sous l’œil attentif des habitants de Lecco présents sur place.
Lors de débats animés, ces derniers ont également partagé leurs expériences en lien avec le système mafieux, remontant à une vingtaine ou une trentaine d’années.
D’autres débats et conférences organisées
Ce n’était pas le seul événement organisé sur cette thématique. Des débats et des manifestations ont également lieu à Lecco, notamment le 21 mars, à l’occasion des commémorations en hommage aux victimes de la mafia.
« On doit se remémorer ce qu’est la mafia et comment on peut la combattre. »
Stefano Vassena, porte-parole de la mairie de Lecco
« D’un côté, cela permet aux jeunes de comprendre que la mafia reste dangereuse, même s’ils ne la perçoivent pas directement. De l’autre, cela aide les habitants de 60 ou 70 ans, qui ont vécu cette époque à Lecco, à reconnaître qu’un tel système existait bel et bien dans leur ville », explique Stefano Vassena, porte-parole du maire Mauro Gattinoni et membre de la branche locale de Libera, une association engagée dans la lutte contre la criminalité mafieuse. « On doit se remémorer ce qu’est la mafia et comment on peut la combattre », ajoute-t-il.
Une mafia toujours présente en Lombardie
D’après tous les témoins que nous avons interrogés, la mafia n’a pas disparu de Lombardie, ni de Lecco. Elle évolue et s’implante désormais dans le tissu économique et social de ces villes, jusqu’à se confondre avec les acteurs légitimes. Les forces de l’ordre doivent donc adapter leurs méthodes pour identifier les biens liés à ces organisations criminelles.
Des avancées voient le jour. Les procédures de réaffectation des biens saisis aux mafieux se poursuivent. Le 21 mars dernier, le maire Mauro Gattinoni, issu du centre-gauche, a même annoncé que trois appartements confisqués à la mafia allaient être transformés en logements pour étudiants.