Richissime et sulfureux magnat des médias, propriétaire de clubs de foot, président du Conseil à trois reprises, Silvio Berlusconi a rythmé la vie des Italiens pendant 70 ans. Milanais pur souche, le « Cavaliere » semble avoir laissé dans sa ville une impression sans tache, en dépit des nombreux scandales et autres déboires judiciaires qui ont jalonné son parcours.

« J’avais rarement vu autant de journalistes devant l’hôpital », se souvient Caterina Lania, infirmière à San Raffaele. C’est dans cet établissement que Silvio Berlusconi s’est éteint le 12 juin 2023. La figure de proue de la droite italienne est emportée par une leucémie à 86 ans. « Franchement, je n’aime pas forcément le bonhomme, mais c’est quelqu’un qui ne laisse personne indifférent », lâche Caterina, en écrasant sa cigarette.
L’ex-Premier ministre italien s’est imposé, au fil de ses diverses carrières, comme une figure incontournable de la région lombarde. Enfant du coin, il grandit dans la petite bourgeoisie milanaise des années 40 avec un père officier, puis directeur de la banque Rasini et une mère au foyer. C’est un élève assidu qui cultive déjà son sens des affaires : il monnaie des devoirs à ses camarades. Difficile d’imaginer le rocambolesque parcours qui l’attend.
Une success story milanaise
Avant la gloire, Silvio Berlusconi fait ses armes dans l’immobilier. Le marché en Lombardie est très prometteur au cœur des années 1960. Les près de 600 000 Italiens venus du sud ont besoin d’un toit. Il fonde en 1962, à seulement 25 ans, sa société de promotion Edilnord.

C’est à ce moment-là que de premières suspicions de liens avec la mafia commencent. Et pour cause : Silvio dispose d’une enveloppe illimitée dès lors qu’il faut faire sortir un quartier de terre. La banque Rasini, qui abrite à l’époque les portefeuilles d’au moins cinq criminels notoires, se porte caution de l’ambition du Cavaliere ; un soutien facilité par la présence de son père à la tête de l’établissement financier. Très ambitieux, il s’engage en 1971 dans la construction du quartier de Milano Due, un havre de paix cossu destiné aux foyers aisés.
Un homme simple
À l’entrée, le panneau liste les magasins, services et bâtiments du quartier. Sur trois km2, on trouve tout, du coiffeur au restaurant chinois. « Il a voulu créer une ambiance de sécurité, ça lui ressemble. C’est calme », poursuit Vicky, le gardien de la résidence Fontanile, située à l’entrée nord de Milano Due.
Le projet a tout de suite séduit après son lancement en 1979. La promesse du promoteur, d’une vie paisible à seulement une dizaine de stations de métro du centre, est largement tenue. Vicky ne connaissait pas Silvio Berlusconi personnellement. « Je l’avais rencontré juste trois fois, et à chaque fois, on avait discuté au moins cinq minutes, il prenait des nouvelles de la vie du quartier », glisse-t-il en s’engageant dans l’allée, bordée d’une herbe scintillante parfaitement entretenue.

Après quelques minutes de marche à peine, le jet d’eau du lac artificiel apparaît : c’est le centre névralgique du quartier. Vicky montre alors du doigt le Maximilian Bistrot : « C’est là qu’il a été vu pour la dernière fois en public. »
Motus et bouche cousue
Ce jour-là, il était simplement venu prendre un café, un « double expresso sans sucre, comme à son habitude », insiste Simone, derrière le bar. De l’autre côté de la salle, Francesca connaît bien les lieux. Elle habite la résidence Sagittario dans le sud du quartier depuis près de 42 ans.

Un jour du printemps 1994, alors que la veille, Silvio Berlusconi était à la télévision et annonçait son intention de devenir Premier ministre, Francesca le croise par hasard. « Il était avec sa femme de l’époque et ils se baladaient ! » Il est alors, à l’aube d’une carrière politique qui sera, elle aussi, ponctuée de scandales.
Fondateur de Forza Italia, un parti de centre droit, il va à trois reprises prendre les manettes de la présidence du Conseil italien. À l’international, il entretenait d’excellents rapports avec Vladimir Poutine, à tel point qu’il avait affirmé en 2022 que le chef du Kremlin menait une guerre en Ukraine « pour mettre des gens bien à Kiev ». Mais ça, Francesca ne souhaite pas trop en parler. Personne ne veut vraiment en parler à l’intérieur du Maximilian Bistrot.
La Villa San Martino
Comme posé là, une stèle d’environ 4 mètres de haut attire la curiosité à travers les larges fenêtres du restaurant. Sur une plaque à son pied, il est écrit : « En souvenir perpétuel de la construction de Milano Due, inauguré par Silvio Berlusconi. » Elle est l’œuvre du sculpteur Pietro Cascella, un de ses plus proches amis. Il est aussi celui qui a dessiné et construit son mausolée, dans le vaste jardin de la Villa San Martino, propriété de Berlusconi, située au nord de Milan.
Acquise pour une somme dérisoire en 1974, la villa possède une piscine, des écuries, un nombre incalculable de chambres et même un héliport. Une demeure qui témoigne de l’épaisseur de son portefeuille. À la fin des années 1980, sa fortune atteint des sommets, et son empire médiatique est plus puissant que jamais. C’est aussi le début de ses scandales judiciaires.
Ils ont émaillé sa carrière, mais jamais, il n’a été inquiété par les condamnations. Il n’en a d’ailleurs qu’une seule à son actif, pour fraude fiscale. Parmi ses frasques les plus connues, il y a notamment les soirées « bunga bunga » : des orgies avec de très jeunes femmes. Devant la juge, il qualifie à l’époque ces rendez-vous nocturnes de « dîners élégants ». Cependant, ses incartades n’ont jamais semblé ternir son image.

Assis contre la portière de son Alfa Romeo bleue et blanche, Fabrizio fume une cigarette. Depuis six mois, il est entré dans la rotation que la police a mise en place devant les grilles de la villa. « Berlusconi, je l’aimais beaucoup. Enfin, mon père, surtout, l’adorait ! Donc, ça doit venir de là… »
« C’est une forme de fierté, un peu comme si je travaillais pour lui. »
Fabrizio, policier en charge de la surveillance de la Villa San Martino
Dans les mois qui ont suivi sa mort, la présence des journalistes devant la villa a forcé la mairie d’Arcore à mettre en place une surveillance 24 h/24, sept jours sur sept. Quand l’occasion s’est présentée, « je n’ai pas hésité », confie Fabrizio. « C’est une forme de fierté, c’est un peu comme si je travaillais pour lui. » Aujourd’hui, l’attention médiatique s’est dissipée.
Pourtant, Fabrizio l’assure, il n’est pas rare que des personnes viennent tenter d’admirer les grilles de la demeure, même si les photos sont formellement interdites. « La semaine dernière, des Brésiliens sont venus, je ne pensais pas qu’il était populaire à l’autre bout du monde. » La fascination pour le personnage Berlusconi traverse les frontières. « Ils venaient parce qu’ils étaient fans de l’AC Milan. » En effet, c’est peut-être à la tête des « Rossoneri » (en italien, les « rouge et noir », les couleurs du Milan AC), après son rachat du club en 1986, qu’il a le plus marqué les esprits.
Le meneur d’homme
Lorsqu’il reprend les rênes du club, les « rouge et noir » sont en difficulté. Mais très vite, les victoires s’enchaînent à San Siro. La « Scala du football » italien voit débarquer une horde de stars et bientôt, de trophées. Sans sa force de persuasion, cela aurait été impossible, selon Samuel, qui travaille au bar All Beer, à seulement cinq minutes du stade. Il était plus qu’un simple président. « C’était le patron », ajoute-t-il.

Dans le musée du stade, que se partagent les deux clubs milanais, l’Inter et l’AC, des photos retracent le glorieux passé des deux équipes. Parmi elles, on retrouve celle du « grand Milan », l’équipe qui l’amènera au firmament de sa popularité.
Vendu en 2017 à un fonds d’investissement chinois, le club vit, depuis, une période de transition. Mais Enrico, dont le nom a été modifié à sa demande, qui admire le stade depuis le parking, s’en souvient encore. « C’était la plus belle époque de ma vie. » En 2007, l’iconique capitaine Paolo Maldini soulève la Ligue des champions sur le parvis de San Siro. Enrico déclare : « Plus qu’un président, il restera l’homme qui a fait gagner notre club. »

Avant de partir, Enrico fait une dernière confidence : « Le 12 juin 2023, je suis allé à San Raffaele poser des fleurs. J’ai perdu mon deuxième père ce jour-là. »