L’Opéra, véritable pilier de la culture italienne, cherche un second souffle. À Milan, le Théâtre de La Scala, de renommée mondiale, a réussi à rajeunir son public. Parallèlement, d’autres initiatives émergent, visant à déconstruire l’image d’un art élitiste.

La salle de représentations de La Scala peut accueillir 2 000 personnes. Une fois que le rideau se lève, les photos ne sont plus autorisées durant le spectacle. Photo Lili Claudet / Le Lombard enchaîné
Le rideau se lève sur le Teatro alla Scala. Sur scène, une église romaine, très réaliste, prend vie. C’est dans ce décor que se déroule l’intrigue de Tosca, célèbre classique italien de Puccini. Diego Montiglio est envoûté. Ses mains dansent au fil des notes et ses yeux explorent chaque recoin de la pièce. À 21 ans, le jeune homme a déjà vu cet opéra trois fois : « Ma mère adore cette pièce. C’est elle qui m’a transmis sa passion. » Installé dans le parterre, il se mêle aux spectateurs aux tempes blanchissantes.
S’ils sont assis au même rang, ils n’ont pourtant pas payé le même prix : 65 euros le billet pour les jeunes abonnés, contre 300 euros pour les autres. Une politique d’accessibilité relative, voulue par l’établissement milanais qui propose, depuis une quinzaine d’années, des offres pour les moins de 35 ans. Un abonnement annuel, des tarifs réduits, des conférences et des visites des coulisses spécialement conçus pour eux. L’ambition est clairement affichée : attirer et fidéliser un nouveau public.
À la SCALA, « 30% du public est désormais âgé de moins de 35 ans »
Un objectif atteint d’après Paolo Besana, directeur de la communication de La Scala, car « 30% du public est désormais âgé de moins de 35 ans ». Un chiffre qui prend également en compte les spectateurs des pièces de théâtre, des ballets et autres performances.
Parmi les 500 primo-adhérents, Annachiara Mottelli, 17 ans. Influencée par son amie Rebecca, la jeune fille, qui suit une filière littéraire, a souscrit à un abonnement au début de la saison. Cela lui coûte 300 euros à l’année. « Bien sûr, c’est un budget important pour des étudiants… Mais c’est un très bon investissement quand on aime l’opéra », relativise-t-elle, le sourire aux lèvres. Comme elle, une majorité de ces nouveaux abonnés ont déjà un certain goût pour cet art.
En amont de la représentation, un apéritif est organisé pour les abonnés de moins de 35 ans. Au bar, tout le monde a fait l’effort de s’apprêter. Les robes étincelantes se reflètent dans les flûtes de champagne, les costumes élégants se fondent parfaitement dans le décor de la luxueuse salle de réception.
Né au début du 17e siècle en Italie et très populaire jusqu’aux années 1900, l’Opéra a progressivement perdu de son attractivité, comme l’explique Alberto Mattioli, journaliste spécialiste de cet art : « Avec l’avènement du cinéma et de la télévision dans les années 30, les jeunes générations s’en sont éloignées au profit de nouveaux divertissements. »

Le chef d’orchestre qui interprète Tosca, Michele Gamba, vient à la rencontre de son jeune public. Durant un échange d’une trentaine de minutes, il leur narre l’histoire de ce classique italien et la façon dont il l’a adapté avec ses artistes.
« Beaucoup de jeunes ne se sentent pas à leur place lorsqu’ils entrent dans un opéra. Alors, on a créé ces moments d’échanges pour qu’ils puissent mieux en appréhender les subtilités », explique Alberto Luchetti, directeur des programmes pour les primo-adhérents de La Scala.
« On veut leur montrer que La Scala n’est pas seulement une institution, mais aussi une maison. On veut créer une communauté, qu’ils s’y sentent bien », développe Paolo Besana, directeur de la communication du théâtre. Et ça marche. « C’est le premier opéra que je vois en vrai et j’avais peur de ne pas tout comprendre. Je me sens plus rassurée », confie Annachiara.

Avant la première représentation d’un nouvel opéra, une rencontre est organisée entre les artistes et les jeunes abonnés. Photo Lili Claudet / Le Lombard enchaîné
Un opéra « low cost » accessible à tous ?
Malgré les subventions de l’État, les coûts de production des opéras restent élevés, ce qui maintient des tarifs difficilement abordables pour un large public. C’est précisément ce contre quoi lutte l’association Lirica Domani, dont le nom signifie littéralement « L’Opéra de demain ».
Ce soir-là, elle reprend La Traviata de Giuseppe Verdi à l’Eco Teatro, un petit théâtre en périphérie de Milan. La place coûte 30 euros devant la scène et 25 euros à l’étage, soit le tarif d’un billet en poulailler à La Scala, où les spectateurs doivent souvent se pencher pour apercevoir l’entièreté de la scène.

Pour proposer des tarifs aussi bas, Lirica Domani a dû faire des concessions sur certains aspects de la production. Sur scène, les décors sont minimalistes : quelques meubles, des objets décoratifs et un fond blanc sur lequel défilent des photos pixélisées de salles somptueuses. Certains artistes, ayant des rôles secondaires, ont également accepté de se produire bénévolement.
Dans les coulisses, l’effervescence monte. La quarantaine d’artistes se prépare. Il est dur de se frayer une place. Certains se coiffent dans la cage d’escaliers tandis que d’autres échauffent leur voix le long d’un petit couloir. À quelques minutes de la représentation, le stress est à son paroxysme. « Nous ne sommes pas assez préparés ; confie Robin Jeffcoat Dick, l’un des ténors. Nous n’avons eu que trois jours de répétitions ce qui est bien trop court. »
Le public, lui, est déjà installé. Des personnes de tout âge. Les fauteuils en velours rouge sont quasiment tous occupés. Ils sont au même niveau que l’orchestre et très proches de la scène. Filippo Dadone arrive sur l’estrade pour présenter l’intrigue de La Traviata. Puis place aux chanteurs.
Durant le spectacle, quelques faux pas. Le prestigieux chef d’Orchestre Giuseppe Famularo, qui joue habituellement dans de grands opéras, s’arrête soudainement. Souriant, il s’excuse : « Les chanteurs ne sont pas encore prêts. » Un éclat de rire parcourt la salle de 500 places et les applaudissements ne tardent pas à résonner lorsque le ténor principal, David Soto Zambrana, entre enfin en scène. Le chanteur, lui aussi habitué des grandes salles, apprécie la proximité avec les spectateurs : « Il y a plus d’interactions. On ressent davantage l’énergie qui vient du public. Il a tendance à être plus présent, plus enthousiaste, plus reconnaissant. »

David Soto Zambrana s’est produit dans de nombreuses grandes salles à travers le monde. Pourtant, avant chaque représentation, il se sent toujours aussi nerveux. Photo Lili Claudet / Le Lombard Enchaîné
À la fin des trois actes, le rideau rouge tombe. « Bravi », s’écrient les plus ravis. « Il faut féliciter les organisateurs, c’était un sacré défi et ils ont réussi », assure Heidi Dalvai, en pleine acclamation. Violoniste pour des grands opéras pendant plus de 30 ans, la dame aux cheveux grisonnants a joué cette pièce de nombreuses fois : « Bien sûr, il y a des différences. Toutes les notes ne sont pas exactes mais au vu du prix, c’est très bien. »
Elle n’est pas la seule de cet avis. Certains sont convaincus qu’ils reviendront. « Je n’ai pas tout compris mais j’ai passé un bon moment », confie Siato Ryuju, venu à Milan pour apprendre l’italien. Ce sont les tarifs attractifs qui ont incité le jeune homme de 28 ans à franchir le pas pour découvrir son premier opéra. Désormais, il envisage de pousser les portes d’autres théâtres : « Peut-être que je pourrais aller à La Scala. » Toutefois, avec une seule représentation dans l’année, l’effort de démocratisation engagé par l’association reste limité.
De nouvelles voies pour l’Opéra ?
Alors, pour atteindre un public plus large, peut-être est-ce à l’Opéra de se rendre à leur rencontre. Loin des salles de théâtre, devant la Pinacoteca de Brera, un attroupement d’étudiants s’est formé. Venant de célébrer leur remise de diplôme dans le musée, ils profitent du spectacle de rue à quelques mètres de l’entrée.
« Nous avons tellement de jeunes auditeurs alors qu’on pensait que la musique classique n’intéressait que les personnes âgées. »
Kristina Bistriha, chanteuse lyrique
Kristina Bistriha, de son nom d’artiste Diva Kristina, se produit à Milan depuis un an. Souvent accompagnée de son mari pianiste, la chanteuse lyrique a arrêté ses études au conservatoire de Moscou, en partie pour payer l’école de sa fille. Après avoir longtemps espéré faire des opéras, la jeune femme de 31 ans apprécie désormais les représentations sur les pavés milanais : « Je me sens mieux dans la rue. Nous sommes tombés amoureux de ce métier. Nous avons tellement de jeunes auditeurs alors qu’on pensait que la musique classique n’intéressait que les personnes âgées. Il arrive très souvent qu’il y ait un enfant qui veuille écouter et empêche ses parents de partir. »

Kristina Bistriha qui se produit en toute simplicité, avec pour seul équipement une enceinte. Photo Lili Claudet / Le Lombard enchaîné
Selon la chanteuse d’origine russe, cette approche plus accessible et moins contraignante transforme l’expérience musicale en un moment plus spontané et décontracté : « Les gens ne sont pas obligés de te regarder. Ils n’ont pas payé donc s’ils n’aiment pas, ils ne risquent pas d’être déçus. » Ce qu’elle apprécie particulièrement en se produisant dans la rue, c’est la liberté qu’elle y trouve : « Quand on apprend à devenir cantatrice il y a sorte de norme et les voix deviennent très similaires, voire robotique. » Et elle l’assure, ce n’est pas ce que recherchent les gens qui s’arrêtent l’écouter. Alors, Diva Kristina nourrit un rêve : fonder un théâtre avec son mari où les chanteurs préserveraient le timbre naturel de leur voix, « loin des règles rigides de l’Opéra ».